CHAPITRE XXI
MARDOKIN leur fit inhaler un gaz à goût métallique, d’une densité presque liquide. Cela purgea leurs alvéoles pulmonaires de l’endolichen qui s’y trouvait et les fit cracher bleu pendant quatre heures. Puis ils allèrent mieux. Ils respiraient normalement et étaient capables de parler.
Un écran retransmettait l’image du Dankal qui grossissait à vue d’œil : un cargo de trois ou quatre cents mètres de long, constitué de soutes cubiques et cylindriques explosant dans toutes les directions ; des tubes et des câbles serpentaient comme un réseau veineux apparent. Le propulseur à fusion était cantonné à l’arrière et séparé du reste par trente mètres de poutrelles entrecroisées. L’orbiteur tournait sur son axe longitudinal – il y avait donc une gravité artificielle.
Les manœuvres d’approche furent effectuées automatiquement par le module remorqueur. Pendant qu’il procédait, Xavier réfléchit à cette nouvelle situation.
D’après ce que lui avait dit Valrin, leurs nouveaux hôtes étaient les Pèlerins, une branche des Apôtres des Vangk. Ils croyaient à l’existence d’une Porte noire ouvrant sur la planète d’origine des Vangk. Et Jana en serait la clé. Une nouvelle image se forma dans l’esprit de Xavier à mesure que les pièces du puzzle s’assemblaient : le corps du Vangk découvert au large d’Alioculus n’était autre qu’un signe laissé par les Vangk aux êtres humains… Non, pas un signe : un code qui, distribué dans un ADN humain, devenait une clé, un algorithme permettant d’atteindre la Porte noire.
Telle devait être l’interprétation des Pèlerins des Vangk. Restait une inconnue majeure : comment cet algorithme pouvait devenir un jeu d’instructions utilisable. Xavier comprenait mieux à présent la déférence exagérée de Mardokin quand il s’adressait à Jana. La jeune femme était une élue pour eux. Elle avait touché un Vangk. Et le Vangk était entré en elle – ou plutôt dans ses gènes.
C’était complètement fou… mais logique.
Lorsque Valrin avait contacté les Pèlerins, dans le vaisseau en route pour Hursa, il ignorait que Jana avait touché le corps du Vangk : tout ce qu’il supputait, c’était qu’elle était liée à la Porte noire. Ce qui, en soi, était suffisant pour les amener à intervenir. Les Pèlerins n’avaient sûrement pas été longs à découvrir la vérité. Désormais, Xavier et Valrin étaient devenus les convoyeurs d’une sorte de messie.
Mais Jana n’a jamais demandé à devenir cela. Peut-être est-ce mon rôle à présent : exiger des Pèlerins qu’ils la laissent en paix une fois qu’ils auront obtenu ce qu’ils veulent.
L’arrimage s’effectua en douceur. La porte s’ouvrit sur un sas ovoïde plongé dans une lumière violette où ils furent décontaminés. Ils arrachèrent eux-mêmes les derniers lambeaux de film polymère. Une pile de vêtements propres s’entassait sur une chaise au dossier en losange, à la sortie. Ils s’en vêtirent tandis que la porte du sas se refermait dans leur dos avec un claquement sourd. Puis ils pénétrèrent dans un ascenseur qui les déposa dans un hall à 0,6 g brillamment illuminé. Une dizaine de personnes en robe blanche formaient le comité de réception.
« Voici le révérend », annonça Mardokin en s’effaçant devant un Pèlerin qui venait à leur rencontre. Celui-ci arborait une toque en feutre écarlate. Xavier chercha les stigmates du ravissement extatique sur son visage et fut presque déçu de ne déceler qu’un enthousiasme enfantin. Prachet eut un geste négligent de la main pour Mardokin, comme pour le bénir ou pour le congédier. L’homme fit une courbette et partit.
Ce type a l’habitude d’être obéi au doigt et à l’œil, constata Xavier.
Les autres Pèlerins demeuraient à l’écart ; leurs regards traversèrent Xavier et Valrin pour se fixer avidement sur Jana. Prachet s’arrêta devant elle et s’inclina profondément.
« Soyez la bienvenue, Jana. Nous sommes heureux, et le mot est faible, de vous voir saine et sauve. Je suis le révérend Karol Prachet, enchaîna-t-il d’une voix monocorde, comme s’il psalmodiait une prière. Je suis également le capitaine du Dankal. »
Il adressa un signe de tête solennel aux deux hommes avant d’ajouter :
« J’ai l’honneur de représenter le mouvement des Pèlerins des Vangk. C’est moi qui suis chargé de vous escorter jusqu’à notre destination. Considérez mon vaisseau comme le vôtre.
— Je suis Valrin Hass, et voici mon ami Xavier. Nous avons rempli notre part du contrat, Prachet. J’espère que vous tiendrez parole de votre côté. »
Le révérend grimaça un sourire.
« Nous le ferons. Nous ne sommes pas une multimondiale, monsieur Hass. Notre parole ne dépend pas des fluctuations boursières ou des opportunités du marché.
— Elle pourrait dépendre d’autre chose », riposta Valrin.
Des rides de contrariété apparurent aux coins des yeux de Prachet. Ainsi que Xavier l’avait supposé, le religieux avait du mal à supporter la contradiction. Celui-ci reporta son attention sur la jeune femme, et ses yeux s’allumèrent.
« Ainsi donc, c’est vous, dit-il en avançant d’un pas. C’est merveilleux… absolument merveilleux. »
Xavier résista à l’impulsion primitive qui le poussait à s’interposer. Cela aurait été inutile : la main que tendit la jeune femme était plus un barrage qu’un salut. Le chef religieux le sentit, car son sourire se figea quelque peu. Il se racla la gorge.
« On va vous montrer vos chambres. Rassurez-vous, elles sont contiguës : ce n’est pas une prison, il n’y a aucune contrainte. Vous pourrez vous préparer pour le dîner en votre honneur. »
Il tourna les talons et s’éloigna. Un Pèlerin du comité de réception les guida à travers un entrelacs de coursives et de niveaux fonctionnels, jusqu’à leurs chambres respectives. Prachet n’avait pas menti, elles communiquaient bien. De plus, elles étaient immenses : un hangar cloisonné et drapé de tentures. Le confort était spartiate, mais, par rapport à ce qu’ils avaient vécu ces dernières semaines, cela leur parut le comble du luxe.
Xavier s’allongea sur son lit, l’esprit à la dérive. Peu à peu, une douce somnolence s’empara de lui. Il n’avait plus envie de penser.
Il lui fallut une bonne minute pour identifier la provenance du grattement. La porte donnant sur la chambre de Jana.
« Entre. »
La jeune femme parut dans l’embrasure. Elle avait revêtu une tunique d’impesanteur rose pâle, froncée aux poignets et aux chevilles. Ses chevilles étaient délacées, les zips remontés aux hanches laissaient voir ses jambes fines.
« Comment vas-tu ? demanda-t-elle.
— Bien, merci. Et toi ?
— Euh… je ne sais pas. Je devrais être heureuse d’être sortie des griffes de la KAY, je suppose. »
Il eut un sourire sans joie.
« Mais tu te demandes dans quelles nouvelles griffes tu es tombée, n’est-ce pas ? Moi aussi, je me demande ce qu’on mijote à ton sujet. »
Elle s’assit au coin du lit.
« Je connais les Pèlerins. Mon équipe et moi, nous avons eu affaire aux fondateurs de cette secte quand nous étions en train d’étudier le corps du Vangk. Ils nous ont proposé beaucoup d’argent pour acquérir le corps. Ou des parcelles de ce corps, quand nous avons refusé.
— Vous avez tous refusé ?
— Certains échantillons ont disparu, j’en déduis qu’un ou deux d’entre nous ont cédé à la tentation. Cela représentait vraiment une somme incroyable.
— Toujours la même rengaine », sourit Xavier.
Elle se leva et s’approcha de lui. Il se redressa, gagné par un trouble grandissant.
« Je ne sais pas si c’est une bonne idée de…
— Tu sais quelle est notre destination ?
— Je n’en ai pas la moindre idée. Je suppose que Prachet va profiter du dîner pour nous faire la surprise. Tu devrais aller te préparer. D’ailleurs, moi aussi… »
Elle mit son index sur ses lèvres. Son visage n’était plus qu’à quelques centimètres du sien. L’excitation monta en lui – avec l’angoisse de la décevoir. La claustration dans laquelle la KAY l’avait tenue valait sans doute pour le sexe.
Juste avant que leurs lèvres ne se touchent, Jana se recula et dit :
« J’en ai eu la possibilité, tu sais. La KAY était compréhensive sur ce point, sous réserve de précautions. Ils m’ont fourni un implant contraceptif… Mais je n’ai jamais voulu.
— Et maintenant…
— C’est différent. Tu ne me regardes pas comme les autres. »
Sans qu’il sache comment, Xavier sentit qu’ils étaient prêts tous les deux. Il lui laissa prendre l’initiative, et ils firent l’amour lentement, timidement. Quand ce fut fini, elle roula au bord du lit et cacha sa tête dans ses mains. Xavier la regarda, interdit et mortifié. Il l’étreignit avec douceur, caressant ses cheveux. Elle tremblait, recroquevillée contre lui. Se concentrer sur sa détresse lui fit oublier son propre trouble.
« Pourquoi ces larmes ? Je suis désolé si… »
Elle leva la tête vers lui, caressa son torse.
« Ne t’inquiète pas. J’ai retrouvé une vieille sensation, c’est tout : le contrôle de mon destin. Ma vie ne m’appartient plus depuis si longtemps… Pour la KAY, l’Eborn ou les Pèlerins, je ne suis qu’un instrument. C’est comme si je pouvais enfin respirer après des années d’apnée forcée. »
Il fit un signe de tête compréhensif, et ils se rhabillèrent. Pendant qu’elle se préparait, Xavier alluma l’écran. Celui-ci était préréglé sur une chaîne d’informations généralistes.
Accident grave dans une usine atmosphérique sur Arago : quatre mille morts.
Embargo sur les ventes d’armes aux peaux-épaisses.
Ouverture des hostilités entre le Libral, soutenu par l’Eborn, et la VarechInc, filiale de la KAY. La communauté intermondiale s’inquiète.
Cours du chivre en chute libre sur le marché orbital.
Cette litanie de catastrophes le remit brutalement face à la réalité quotidienne de l’univers humain. Rien n’avait changé depuis qu’il avait quitté sa vie sur Hixsour.
Jana a-t-elle réellement le pouvoir de changer tout cela ?
Ils sortirent de la chambre en même temps que Valrin. Celui-ci plissa les yeux en détaillant leur expression. Puis, de manière incongrue, il sourit.
Il sait que nous avons couché ensemble, songea Xavier.
Curieusement, cela le mit mal à l’aise. Mais il n’eut pas le temps d’en déterminer la raison, car un Pèlerin attendait au bout de la coursive. Valrin se dirigea vers lui et lui demanda quand avait lieu le dîner.
« Ils vous attendent, répondit l’homme, impassible. Je vais prévenir le révérend que vous êtes prêts.
— Dites-nous seulement comment nous rendre à l’invitation. »
Le Pèlerin hésita – cela ne devait correspondre à aucune de ses instructions. Il haussa les épaules et leur fit signe de le suivre.
Ils traversèrent un entrepôt sale et gris, changèrent de niveau par une rampe crasseuse. Un petit drone nettoyeur ventousé à une paroi raclait une tache récalcitrante avec des grattements horripilants. Le Dankal n’était plus de première jeunesse, nota Xavier. Ils arrivèrent dans un mess carré dont le plafond bas lumineux contrastait avec la hauteur des chambres. Une table était dressée, mais les autres n’étaient pas encore là. Xavier eut le temps de remarquer qu’en guise de couverts il y avait des spatules d’impesanteur que l’on manipulait comme des ciseaux ; puis Prachet apparut, escorté par six officiers de pont en robe blanche. Parmi eux, Xavier reconnut Mardokin. Il n’y avait pas de femme, et il pensa demander si l’ordre des Pèlerins était exclusivement masculin. Tout aussitôt, cela sortit de son esprit – ça n’avait guère d’importance.
« Je suis ravi que vous soyez déjà avec nous, lança Prachet d’une voix forte qui résonna dans le mess. Ma chère Jana, vous avez l’air en pleine forme.
— Mes geôliers se sont très bien occupés de moi, rétorqua-t-elle, sur la défensive.
— Je vous garantis qu’ici vous n’êtes pas prisonnière : vous avez accès à toutes les salles et les compartiments du Dankal. Personne ne vous empêchera de prendre un module de liaison et de partir. Mais sachez que la KAY ou l’Eborn vous récupérera tôt ou tard.
— Je n’ai pas l’intention de partir, fit Jana d’une voix lasse. D’ailleurs, je n’aurais nulle part où aller.
— J’espère que vous finirez par nous considérer comme votre nouvelle famille. Nous ferons tout pour vous en convaincre. »
Jana n’émit aucun commentaire. Les Pèlerins des Vangk s’inclinèrent chacun leur tour devant les invités avant d’aller s’asseoir, comme dans un ballet bien rodé. C’était un peu ridicule mais aussi, curieusement, impressionnant. Xavier se retrouva à côté de Jana qui occupait une extrémité de la table, Prachet l’autre. Valrin était assis à droite de ce dernier. Un serveur impassible apporta des amuse-gueules chauds.
« Je suppose que vous désirez connaître notre destination », dit le révérend en portant un petit four à sa bouche.
Xavier hocha la tête, lui sachant gré de ne pas prolonger le suspense.
« Je crois en avoir une petite idée, sourit Valrin.
— Laissez-moi tout de même l’annoncer à vos amis, fit Prachet d’un ton pincé. Le Dankal transporte des pièces détachées jusqu’au chantier spationaval de Moire pour le Vasimar, notre vaisseau. Ces pièces détachées proviennent de dons de fidèles. »
Le nom de Moire disait quelque chose à Xavier… Oui, c’était cela : un système constitué d’une seule planète se trouvant à deux mois-lumière d’Alioculus X2 et ses Trois Portes, là où avait été découvert le corps du Vangk. Des Pèlerins y construisaient un vaisseau ultrarapide capable de rallier les Trois Portes par l’espace conventionnel.
« Alors c’est de cette manière que vous comptez retrouver le corps du Vangk, fit-il à mi-voix. Je croyais qu’il avait été détruit par l’explosion d’un vaisseau de fanatiques escopaliens ? »
Cette question perturba l’assemblée des Pèlerins, et Xavier se rappela qu’il s’agissait pour eux d’une relique sacrée.
« C’est exact, confirma Prachet, laconique.
— Est-ce uniquement pour cela qu’Alioculus vous intéresse ?
— Alioculus est un lieu saint, rappela Prachet d’une voix péremptoire, autant à ses interlocuteurs qu’à ses disciples. Cela est suffisant en soi. Et il y a les restes du corps du Vangk. L’explosion qui a fermé la Porte d’accès à Alioculus l’a bien endommagé, mais par chance l’équipe scientifique sur place avait prélevé de nombreux échantillons. Il est important de les récupérer.
— Mais ce n’est pas la seule raison, n’est-ce pas ? » intervint Valrin.
Les narines de Prachet se pincèrent.
« Ces derniers mois, la construction du Vasimar a beaucoup avancé. » Il gloussa. « Il semble que dans certaines sphères la rumeur de votre existence se soit propagée et que cela ait favorisé notre entreprise. Chacun a hâte de vérifier ses théories. De plus, nombreux sont ceux qui souhaitent étudier le trou noir d’Alioculus. Quoi qu’il en soit, le Vasimar sera bientôt prêt à effectuer son vol inaugural… avec vous à bord. »
Il entrelaça ses doigts comme s’il se préparait à prier, avant de poursuivre :
« Les Apôtres des Vangk, dont nous sommes issus, rendent grâce aux Vangk pour avoir permis aux hommes d’essaimer dans les étoiles par les Portes qu’ils nous ont léguées. Les Vangk sont peut-être des dieux ou le produit d’une évolution plus avancée que la nôtre. Mais ils existent toujours quelque part, attendant que nous soyons prêts à les découvrir. C’est pour cela qu’ils ont laissé le corps du Vangk, bien que nous ne soyons pas tous convaincus qu’il s’agisse effectivement de la dépouille d’un des leurs. Peu importe au fond : ce dont nous sommes certains, c’est qu’ils l’ont laissé là à notre intention, afin qu’il se combine à l’ADN humain pour créer les conditions d’un rendez-vous. Jana est l’élue. Elle porte l’ADN-V. Grâce à elle, nous allons pouvoir ouvrir la Porte noire qui donne sur le monde des Vangk. Nous allons rencontrer ces créateurs, et ils nous livreront leurs grands secrets. »
L’ADN-V – V pour Vangk… Xavier expira avec lenteur l’air qu’il avait inconsciemment retenu dans ses poumons. Il ne savait s’il devait être émerveillé ou consterné. L’idée d’extraterrestres supérieurs attendant patiemment que l’on découvre le moyen de les contacter lui paraissait grotesque… mais pas beaucoup plus, au fond, que le folklore du panislam ou de l’escopalisme.
Le statut de Jana était équivoque : ils la qualifiaient d’élue, mais elle n’était pour eux que l’application d’un programme biologique. De surcroît, si elle avait touché le corps du Vangk, c’était dans une optique scientifique de dissection et d’analyse. Mais sans doute les Pèlerins avaient-ils incorporé ce sacrilège dans leur récit sacré, en le réinterprétant.
« Quel est le rôle exact de Jana là-dedans ? intervint à nouveau Valrin, précédant de peu Xavier.
— Là est toute la question », fit Prachet.
Il toussota avant de reprendre :
« Une chose est sûre : en portant les gènes vangkes, Jana est la marque vivante de l’alliance qui existe entre nos maîtres et nous. C’est pourquoi elle ne risque rien entre nos mains. Nous nous sacrifierions sans hésiter pour elle. Si elle est d’accord, nous comptons la remettre en présence d’un échantillon et observer ce qui se passera, à présent que son ADN a été modifié. »
Tous les regards se tournèrent vers la jeune femme. Celle-ci secoua la tête.
« Qu’espérez-vous ? J’ai été modifiée, mais rien ne s’est passé. Si ce sont des gènes vangkes que j’ai en moi, sachez qu’ils ne m’ont octroyé aucun pouvoir.
— Nous avons procédé à des simulations. Elles nous donnent à penser que le premier contact a provoqué une métamorphose, mais que le programme de l’ADN-V ne débutera vraiment qu’à une seconde exposition. »
Jana grimaça.
« Cette chose est déjà en moi. Je ne veux pas me modifier davantage.
— Cela n’arrivera pas, assura vivement Prachet.
— Qu’en savez-vous ?
— Les Vangk ne tueraient pas l’hôte destiné à ouvrir la Porte noire.
— Dans l’hypothèse où il s’agit bien de Vangk », contra instinctivement Xavier.
Le tic agacé de Prachet lui fit comprendre que, s’il voulait poursuivre la discussion, il devait considérer l’existence des Vangk comme une vérité première.
« Mais nous ne vous forcerons pas à toucher à nouveau un fragment du corps du Vangk », promit Prachet.
Du moins si son refus ne dure pas trop longtemps, ajouta Xavier en son for intérieur. Il ne pouvait se départir d’une extrême circonspection à l’égard du révérend. Il essaya une autre approche :
« Vous dites pouvoir ouvrir la Porte noire grâce à Jana, mais les Trois Portes d’Alioculus sont closes.
— Une fois que la transformation de Jana sera complète, elle aura la faculté d’ouvrir et de fermer n’importe quelle Porte, déclara Prachet. Tel sera son pouvoir. Le Vasimar n’aura pas à faire de voyage retour. Pour quelle raison croyez-vous que la KAY et l’Eborn veulent à tout prix s’emparer d’elle ?
— Le contrôle des Portes de Vangk », murmura Xavier.
Son regard se porta sur Valrin. Dans les yeux de son compagnon brûlait à nouveau la flamme inextinguible de la haine.
« Le pouvoir absolu, cracha ce dernier. Bien entendu. »
Valrin savait mieux que quiconque ce que signifiait le pouvoir absolu : la KAY l’avait eu sur lui en le torturant à mort, au-delà de ce qu’un homme était capable de supporter. Elle l’avait privé de toute forme humaine, l’avait réduit à néant. Xavier comprenait à présent pourquoi Kristoferson ne leur avait rien dit, sur la station. Au fond de chaque dirigeant de multimondiale couvait le désir mégalomane de s’approprier le secret des Vangk. Ce pouvoir qui changerait l’Histoire. Les hommes des temps jadis avaient un mythe : une coupe qui contiendrait la liqueur des dieux ; celui qui la boirait deviendrait immortel. Le contrôle des Portes, c’était l’élixir d’immortalité des multimondiales. De plus en plus de colonies faisaient sécession ou se vendaient au plus offrant. À cause de cela, l’univers était instable et aucun accord politique ou commercial ne pouvait perdurer à l’échelle des siècles. Les intérêts économiques ne suffisaient pas à maintenir la cohésion. Ni les moyens de rétorsion ponctuels, comme la Restriction technologique ou l’envoi de troupes d’assaut. Il n’y avait que la terreur de l’isolement total qui soit efficace. Et le contrôle des Portes de Vangk était le moyen de rétorsion suprême. Avec le pouvoir de désactiver et réactiver les Portes à volonté, les multimondiales auraient enfin un réel ascendant sur les colonies. Dès que l’une d’elles tenterait de se révolter, elle serait sanctionnée par dix ans d’isolement ; si les quotas de production n’étaient pas remplis, une pénalité de six mois serait appliquée… Les cadres dirigeants seraient des sortes de dieux dispensateurs d’opulence ou de misère.
Kristoferson et tous les dirigeants des multimondiales ont raison de se prendre pour des dieux, songea-t-il. Tous autant que nous sommes, des simples colons agriculteurs aux plus puissants confidatos, nous leur consacrons notre vie dans l’espoir de récolter quelques miettes. Et même toi, Valrin, en voulant abattre quelques-uns de ses prêtres, tu ne fais qu’honorer la KAY. Attirer son attention vaut mieux que vivre et mourir dans son indifférence. Car c’est elle qui t’a fabriqué.
« Des dieux, murmura-t-il. Voilà ce que deviendront les multimondiales.
— Vous vous trompez, riposta Prachet avec véhémence. Avec le pouvoir sur les Portes, les multimondiales ne seront pas des dieux, seulement des plombiers qui ont trouvé le moyen d’ouvrir et de fermer des robinets.
— Des robinets qui décident de la vie de centaines de milliards de personnes, rappela Valrin, un sourire ironique aux lèvres.
— Cela n’est rien face à la connaissance que nous donneront les Vangk quand nous les aurons trouvés. »
Valrin se contenta d’accentuer son sourire.